La loi de la connaissance

La loi de la connaissance

Parmi les nombreuses « règles d’écriture » et autres techniques utiles pour façonner une histoire, il en existe une dont j’entends très peu parler mais qui, à mon sens, est l’une des plus importantes de toutes. C’est une règle qui paraît invisible quand on la suit, mais quand par malheur on s’en écarte, on se retrouve avec un récit bancal, et on peine à cerner le problème. Le scénario est bon, les personnages sont intéressants, l’univers est bien développé… Mais le lecteur referme le livre, frustré.

Mais frustré de quoi ?

Aujourd’hui, je vais vous parler de la Loi de la Connaissance.

Quatre Régicides

Il y a deux ans, j’ai écrit un roman. Je ne vais pas en parler explicitement, car ce roman est en réécriture, mais laissez-moi en faire un pastiche. Imaginez une personnage, Arkana (pas très originale, mais on fera avec). Arkana ne sait pas ce qui l’attend, elle vit, elle survit même, dans son quotidien pénible. Un jour, par mégarde, elle commet l’irréparable : elle tue un roi. Alors elle s’enfuie dans un autre pays, elle se retrouve emprisonnée, elle doit s’échapper… et pour se faire, elle n’a d’autre choix que de tuer le roi de ce second pays. Ce qu’elle parvient à faire, avant de s’enfuir dans un troisième pays. Après moult discussions intérieures, tiraillée par le bien fondé de ses actions, elle commence à imaginer tuer le roi de ce lieu aussi. Arkana a ses raisons, bien sûr : tuer ce roi-là pourrait mettre fin à une guerre sanglante. Elle finit par s’improviser assassin, encore, et tue ce troisième souverain. Arrivée au quatrième pays, elle va se laisser convaincre : il faut éradiquer le quatrième roi aussi, car alors il n’y aura plus de rois, et le monde se portera mieux.

Qu’est-ce qui ne va pas dans cette histoire ? Le scénario n’est pas inoriginal, le personnage et ses conflits intérieurs sont intéressants, les situations socio-politiques qui l’amènent à de telles décisions extrêmes sont intrigantes et, tourné correctement, un tel récit peut être porteur d’un riche message. Pourtant, rien de tout cela n’a réellement fonctionné. Pourquoi ?

Parce que le roman s’appelle « Quatre Régicides ».

Pendant 500 pages, le lecteur suit les tourments intérieurs d’Arkana, et va découvrir ce qui l’amène à décider de tuer chacun des rois. Mais pendant ces même 500 pages, le lecteur SAIT ce qui va arriver. Il SAIT qu’Arkana va tuer les quatre rois, ou au moins les trois premiers (s’il y a un twist final). Il y a donc une dissonance entre ce que le lecteur sait de l’histoire, et ce que le protagoniste sait.

Ceci n’est pas un problème en soi, il existe des montagnes d’histoire où, à certains moments du moins, le lecteur sait quelque chose que le protagoniste ne sait pas – quand c’est bien fait, ça rend le récit encore plus intéressant. Le problème, c’est que l’écrivain (ici, moi) a écrit l’histoire d’Arkana comme si le lecteur en savait autant qu’elle. Rappelez-vous : on a de l’aventure, on a des histoires de guerres, d’emprisonnement… Le récit passe donc la majeure partie de son temps à construire un pont, pierre par pierre, pendant que le lecteur a déjà en tête le pont final et doit attendre, patiemment, qu’on lui permette de franchir la rivière.

C’est des suites de cette mésaventure d’écriture (et de quelques autres par-ci par-là) que j’ai finalement énoncé à moi-même cette Loi de la Connaissance :

Le récit doit toujours s’adapter à la fois à ce que le protagoniste sait, et à ce que le lecteur sait.

La balance de connaissance

Dans les romans de fiction (et surtout en Fantasy), on aime bien quand le protagoniste ne sait pas grand-chose au début de l’histoire. De cette manière, les découvertes du lecteur peuvent se calquer sur les découvertes du héros. Quand on suit un personnage qui sait déjà beaucoup de choses (comme un détective, par exemple), on sait bien qu’il faut distiller les informations pour que le lecteur ne se sente pas largué.

Ce dont on parle moins, cependant, c’est quand la balance d’information penche du côté lecteur. On se dit : « Il en sait beaucoup ? Tant mieux ! Il ne sera pas à la traîne et il pourra mieux comprendre tout ce qui se passe. » Et en conséquence, on oublie que le scénario et la façon même de raconter l’histoire doivent AUSSI s’adapter à lui, et pas seulement au personnage. Après tout, qu’importe si le héros vit des aventures palpitantes si le lecteur n’a pas envie de les découvrir ?

Mon exemple avec « Quatre Régicides » tombe justement dans cette catégorie. J’étais tellement occupé à construire l’aventure d’Arkana que j’ai oublié de construire l’aventure du lecteur.

Un récit pour le lecteur

L’adaptation du récit au lecteur est primordiale, et je pense qu’on n’en parle pas assez dans les méthodes de storytelling. On aime se concentrer sur le ressenti (avec le Show Don’t Tell, par exemple, qui permet au lecteur de mieux ressentir les émotions des personnages), mais on oublie parfois que les informations ont un fort impact sur la perception d’une histoire, ou même… d’un personnage. Et oui, si vous écrivez l’histoire d’un personnage que vous savez être gentil et attachant, mais que vous n’adaptez pas le récit pour le montrer gentil et attachant le plus tôt possible, alors il manque une information primordiale au lecteur. En conséquence, vous pourrez être surpris quand vos lecteurs vous diront qu’ils ont trouvé ce personnage ennuyeux, égoïste, prétentieux, ou je ne sais quoi encore (oui, ça m’est aussi arrivé, et plus d’une fois).

Les clichés de narration sont également basés sur la dissonance entre la connaissance du lecteur et celle du personnage. Si vous écrivez une comédie romantique, avec un couple qui se rencontre, puis qui se met ensemble et tout semble aller pour le mieux alors que vous en êtes à la moitié de l’histoire, un lecteur un tout petit peu connaisseur du genre saura ce qui l’attend : un grain de sable va s’infiltrer dans cette belle histoire d’amour, probablement basé sur un malentendu, tout semblera fini pour nos deux tourtereaux, jusqu’à ce que l’un d’eux ait une révélation et face le choix d’ouvrir son cœur en grand pour reconquérir l’autre. Le truc, c’est que les personnages ne sont pas au courant qu’ils font partie du cliché : on a donc une dissonance de connaissance, et beaucoup de lecteurs peuvent se sentir soudain déconnectés des personnages. Quand cela arrive, le lecteur passe son temps à espérer un retournement, quelque chose d’inattendu, et plus ça tarde à venir, plus il sera frustré.

Conclusion

Quand vous préparez votre roman, demandez-vous à tout moment du récit ce que sait le protagoniste, et ce que sait le lecteur. Ont-ils les mêmes connaissances ? Si non, est-ce un problème ? Comment devriez-vous adapter le récit pour que le lecteur n’est pas le sentiment d’être largué, ou d’être trop déconnecté de votre personnage ?

J’espère que cette règle d’écriture, qui n’est peut-être utile que dans un coin de mon cerveau, trouvera sa place dans votre panoplie d’outils. Avec un peu de chance, elle saura vous tirer une épine du pied au détour d’un manuscrit ou deux, comme elle l’a fait pour moi !

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